Browse Tag For

avis

Showing: 1 - 2 of 2 Articles

Prélèvement no 1 « la conspiration du bruit »

On a fait beaucoup de bruit autour de Jean Cocteau. Lui y voyait une conspiration qui, aussi bien qu’une muette indifférence, niait à son œuvre le droit d’être considérée, mise à l’étude, interrogée. Le bruit se poursuit encore aujourd’hui, pour le meilleur et pour le pire, ce dernier prenant peut-être la forme d’une inquiétude exprimée par mon collègue Alexandre Leblanc – inquiétude que je partage mais que je n’approuve pas – concernant l’arrière-goût de porno et de vacuité que provoque inévitablement toute tentative d’écriture ou de discours sur un personnage ayant déjà fait couler tout l’encre du monde. Mais à tout ce bruit qu’il déplore, Cocteau a ajouté le sien, quelques paroles élégantes et si bien formulées qu’il nous a, pour ainsi dire, enlevé les mots de la bouche. À présent, il suffit aux autres et à nous de prendre à la source ces formules accrocheuses et de les répéter sans trop se soucier de changer les virgules de place. (Triste habitude que celle qui nous fait dire même les choses les plus belles sans les penser.) Cet article se réclame de cette redondance, puisqu’il s’agit d’un collage de citations puisées principalement dans les Entretiens autour du cinématographe. Le lecteur qui n’a pas de temps à perdre en bavardage est fortement encouragé à sauter les pages qui suivent et à aller directement au livre. Il y verra que ces 167 pages, sans être la mer à boire, désaltèrent l’esprit, merveilleusement et sans artifice.

Prélèvement no 2 « l’angoisse de l’acte »

La préface de ces Entretiens nous apprend que Cocteau proposa la forme actuelle de l’ouvrage – parlé et non pas écrit – en déclarant préférer « la chaleur et l’imprévu de conversations amicales à la solitude de l’écrivain. » [1] Mais sous ce choix se cache autre chose : dans La Difficulté d’être, le poète avoue qu’alors qu’il peut parler sans effort, un article à écrire lui est un travail pénible et pétrifiant. « J’ai peu de mots dans ma plume, je les tourne et je les retourne. L’idée galope devant. Lorsqu’elle s’arrête et regarde en arrière, elle me voit à la traîne, cela l’impatiente.  Elle se sauve, je ne la retrouve plus… » [2]

S’il évoque en guise d’explication « l’angoisse de l’acte dont parle les psychiatres » et fait des ravages chez les poètes, il reconnaît aussi dans ses symptômes l’expérience d’une émotion nouvelle pour lui : l’ennui, « ce visage lisse qu’il est inutile d’interroger », ce « cortège des à quoi bon ? que faire ? où aller ? ». Les tournages de films ne font qu’aggraver le mal dont il souffre, « intoxication par l’activité » suite à laquelle « écrire semble fastidieux à l’homme qui montait et descendait des échelles, dirigeait des artistes, donnait des ordres à des équipes de machinistes et d’électriciens. » Si une conversation comme celle qu’il nous donne à lire permet de soulager temporairement son ennui, la désaccoutumance à l’inaction exige une désintoxication lente et progressive, jusqu’à ce qu’enfin « l’esprit se réaccoutume à vivre sans intermédiaires. »

Prélèvement no 3 « un objet difficile à ramasser»

Cocteau se déclare poète, mais préfère la connotation antique du terme : celui qui fait. Que fait Cocteau ? Loin du « vague à l’âme romantique », il fait des pieds et des mains : il fait des tables. La formule est de lui (bien sûr) et lui est inspirée par les divergences d’interprétation que son film Le sang d’un poète déclenche à sa sortie (œuvre glaciale pour les uns, érotique pour les autres), après quoi il déclare : « la poésie sort de ceux qui ne se préoccupent pas d’elle. Nous sommes des ébénistes. Les spirites viennent après et cela les porno gratis s’ils veulent faire parler la table. » Il dit aussi, à propos d’un autre film : « il était capital que, dans ma logique, certaines données manquassent et ouvrissent des brèches sur le monde inaccessible que l’honneur des hommes est de concevoir. » La conversation des Entretiens évite donc soigneusement de glisser sur les « surfaces explicatives », mais laissent par contre une grande place à tout ce qui en fait le contour, du contexte de production aux astuces et truquages que lui-même et ses acolytes élaborent pour les besoins d’un film, alléguant que « l’œuvre d’un homme doit être assez forte pour qu’on puisse lever le rideau sur ses coulisses. » Il se fait par ailleurs un devoir d’informer son lecteur des « chausse-trappes » que le métier ouvre, chaque seconde, sous les pieds de celui qui exerce ce métier. « Il importe donc au pieds de faire preuve d’intelligence. »

L’ensemble de ces anecdotes dresse un portrait complet et cuisant d’un métier autour duquel gravitent toutes sortes de contradictions et de pièges. On nous parle aussi beaucoup du travail de l’artiste et de la signification de certains de ses choix. Par exemple, il est révélateur d’apprendre que Cocteau se refusait à utiliser les commodités d’un laboratoire pour ses truquages, préférant rendre le merveilleux « direct. » Il affirme également que la construction d’une œuvre cinématographique exige qu’on s’y acharne des deux mains, ce qui rappelle son mot célèbre selon lequel « une œuvre d’art doit être un objet difficile à ramasser » Difficile est le terme de cette expression sur lequel reste accrochée l’impression qu’on en a, et la fausse peut-être un peu. « Objet à ramasser » ferait aussi son effet puisque si les films de Cocteau, qui ne sont pas poétiques mais vraiment des poèmes, sont des objets, c’est qu’ils sont pensés et fabriqués à partir d’éléments disparates, éparses, qu’il faut rassembler pour que le sens nous en soit révélé.

Prélèvement no 4 « le mal de sottise »

Le cinématographe, qu’il nomme ainsi en réaction au « Cinéma » (Muse assez suspecte, trop riche et trop pressée) lui est un véhicule de pensée et de poésie au même titre que l’écriture ou le dessin. Mais sous la rubrique « véhicule d’expression », ces derniers figureraient sous « petite moto d’allure sportive » alors que le cinématographe ferait plutôt partie des wanabagos : les règles de conduite sont tout autres. Bien que son honnêteté artistique exclut toute idée de soumission devant les soi-disant volontés du public (qui ne sait pas ce qu’il veut) Cocteau admet, que le jeu du cinématographe demande qu’on usa de certaines « ruses – images, vedettes, décors et autres lanternes magiques » de façon à obliger le public à avaler la pilule et le guérir, peut-être, du « mal de sottise » dont il est atteint. De plus, c’est ce public piqué de curiosité qui remplit les salles et permet aux quelques personnes inconnues auxquelles l’artiste s’adresse de recevoir son message.

L’homme de spectacle se place sous le regard de ses contemporains avec une certaine nostalgie des temps passés, où le public pouvait se scandaliser mais ne méprisait jamais. Aujourd’hui, « une salle estime qu’elle ferait mieux que l’auteur et jouerait mieux que les artistes. Il n’y a plus de public, il n’y a que des juges, foule individualiste impropre à l’hypnose collective, sans laquelle un spectacle n’a plus aucune raison d’être. » Le public réclame d’un film qu’il lui permette de s’évader, mais Cocteau cherche au contraire à enfoncer le public à l’intérieur de lui-même et substitue « l’invasion » à « l’évasion ».

Les exigences du médium cinématographique, celle de la réussite immédiate notamment, deviennent un handicap à l’œuvre qui « s’oppose aux habitudes qui rendent les choses visibles » et risque d’être incomprise à la suite d’une unique et brève projection. « Tous les Arts peuvent et doivent attendre. » ce qui est difficile dans le cas d’un film, qui suit le parcours inverse des autres arts, débutant sous le feu des tous les projecteurs et terminant sa course sous la pâle lumière de quelques ciné-clubs… s’il en existe encore une copie. « Il est probable que la lumière de notre esprit résulte d’une décomposition, comme celle du soleil et de tout ce qui flambe. Denotre décomposition. Il est probable que cette lumière met longtemps à parvenir aux autres esprits, comme celle des astres, et que parfois elle ne leur parvient qu’à l’état de fantôme, comme il arrive pour les étoiles détruites que nous voyons encore. Ce qui se voit de suite n’est pas lumière de l’esprit. »

Prélèvement no 5 « notre nuit »

Il a été fait mention plus haut d’une certaine habitude qui nous fait dire les choses les plus belles sans les penser, et même sans y penser, une habitude qui peu à peu transforme toutes les vérités en clichés. À l’inverse, la bataille que livre le poète consiste à trouver une autre façon de dire et de faire entendre les choses, afin qu’elles puissent, à travers les lieux communs dont notre regard est tissé, se frayer un chemin jusqu’à nous. Ce « nous » mystérieux, voisin de notre inconscient, Cocteau le nomme « nuit », et conçoit le travail de l’artiste comme une tentative de ramener cette nuit en plein jour, de faire remonter à la surface l’œuvre « qui préexiste en nous. » Mais il semble que la nuit n’habite pas seule notre intérieur : « L’inconnu que je suis se félicite de l’être et n’en souffre qu’à ces minutes lamentables où l’homme éprouve le besoin des contacts et de la chaleur. C’est notre boue qui s’exprime »

Pourtant, Cocteau souffrait du malentendu qui rendait son personnage public plus populaire que son œuvre, mais il se consolait en pressentant le jugement renversé de la postérité : un artiste inconnu mais célèbre aura sûrement plus de chance qu’un autre d’être découvert. L’inconnu découvert demeure inconnu cependant, car entre les contradictions, la solitude, la nuit, la boue, la lumière des astres, comment ne pas ressentir un certain malaise lorsque vient le temps d’affirmer ce que nous sommes. Et comment dans ce contexte voir dans une conversation autre chose que le bruit de deux solitudes qui se cognent pour tromper leur ennui ?

Deux solitudes auxquelles s’ajoutent une troisième, celle du lecteur, sérieuse, divertie, attentive, placide, jusqu’à ce qu’elle se heurte elle aussi à une phrase qui lui ressemble et la laisse songeuse : « Je me demande parfois si mon malaise perpétuel ne vient pas d’une incroyable indifférence aux choses de ce monde, si mes œuvres ne sont pas une lutte afin de m’accrocher aux objets qui occupent les autres, si ma bonté n’est pas un effort de chaque minute pour vaincre le manque de contact avec autrui. »

Les antimodernes de Joseph de Maistre à Roland Barthes

Les antimodernes sont-ils les fils des contre-révolutionnaires? Ils ont tous pris parti sur la Révolution, mais tout le monde a parlé de la Révolution.
La contre-révolution semble une idée improbable avant la Révolution française, mais elle était lancée dès l’été de 1789, et elle fut déjà théorisée par Edmund Burke, dans ses Reflections on the Revolution in France, publiées en novembre 1790. Si elle prit si vite son essor, c’est que la plupart de ses arguments avaient été mis au point avant 1789 par les antiphilosophes, comme des travaux récents inspirés par un regain d’intérêt pour les précurseurs de la contre-révolution l’ont rappelé¹. La contre-révolution est inséparable de la Révolution; elle est son double, sa réplique, sa négation ou sa réfutation; elle fait obstacle à la Révolution, la contrecarre comme la reconstruction en face de la destruction. Et elle se prolongea avec force tout au long du XIXe siècle (jusqu’en 1889 au moins: Paul Bourget réclamait alors de «défaire systématiquement l’œuvre meurtrière de la Révolution française²») et peut-être du XXe siècle (jusqu’en 1989, qui fut aussi sa commémoration). Elle est fascinée par la Révolution, telle la fidélité à la tradition opposée au culte du progrès, le pessimisme du péché originel dressé contre l’optimisme de l’homme bon, les devoirs de l’individu ou les droits de Dieu en conflit avec les droits de l’homme. La contre-révolution pèse sur la Révolution, ou contre elle, comme la défense de l’aristocratie ou de la théocratie contre la montée de la démocratie.
Contre-révolution figurait parmi les 418 mots nouveaux ajoutés au Dictionnaire de l’Académie en 1798³, définie comme «seconde révolution au sens contraire de la première, et rétablissant les choses dans leur état précédent», ainsi que contre-révolutionnaire, ou «ennemi de la Révolution, qui travaille à la renverser». Commençant en 1789, la contre-révolution se détermine par la volonté de revenir à l’Ancien Régime, ou du moins d’en sauver ce qui peut l’être, de nier le changement, de «maintenir» (dans Les Fleurs de Tarbes ou la Terreur dans les Lettres, Jean Paulhan justifiera encore sa critique de la tradition moderne – du moderne devenu tradition – par la polarité de la Terreur et de la Maintenance4.

 

Antimodernes ou contre-modernes

 

Le contre-révolutionnaire est d’abord un émigré, à Coblence ou à Londres, bientôt en exil chez lui. Il affiche son détachement réel ou spirituel. Et tout antimoderne restera un émigré de l’intérieur ou un cosmopolite réticent à s’identifier au sentiment national. Il fuit sans relâche un monde hostile, comme «Chateaubriand, l’inventeur du « Je ne suis bien nulle part »», suivant Paul Morand5, lequel repère la même tendance chez tous ses précurseurs: «Le goût du garni, chez Stendhal. « Cette grande maladie: l’horreur du domicile », de Baudelaire. / Vagabonder, pour s’affranchir des objets. / Les deux nihilismes; le videos xxx, le nihilisme réactionnaire6.» Le dernier poème des Fleurs du mal en 1861, «Le Voyage», énonce le Credo antimoderne. Face au traditionaliste qui a des racines, l’antimoderne n’a ni lieu, ni table, ni lit. Joseph de Maistre signalait avec délice les moeurs du comte Strogonof, grand chambellan du tsar: «Il n’avait point de chambre à coucher dans son vaste hôtel, ni même de lit fixe. Il couchait à la manière des anciens Russes, sur un divan ou sur un petit lit de camp, qu’il faisait dresser ici ou là, suivant sa fantaisie7.» Barthes sera encore charmé par cette notation, qu’il découvre dans l’anthologie de De Maistre procurée par Cioran et qui lui rappelle le vieux prince Bolkonski de Guerre et Paix8. Elle suffit à tout pardonner à de Maistre.
Si la contre-révolution entre en conflit avec la Révolution — deuxième trait —, c’est dans les termes (modernes) de son adversaire; elle réplique à la Révolution dans une dia1ectique qui les lie irrémédiablement (comme de Maistre ou Chateaubriand et Voltaire ou Rousseau): l’antimoderne est ainsi moderne (presque) depuis ses origines, parenté qui n’avait pas échappé à Sainte-Beuve: «Il ne faut pas juger le grand de Maistre sur le pied d’un philosophe impartial.

 

Il y a de la guerre dans son fait, du Voltaire encore; c’est la ville reprise d’assaut sur Voltaire, à la pointe de l’épée du gentilhomme9.» Faguet concluait ainsi à propos de De Maistre: «C’est l’esprit du XVIIIe siècle contre les idées du XVIIIe siècle10.» Comme négateur du discours révolutionnaire, le contre-révolutionnaire recourt à la même rhétorique politique moderne: dans la propagande, Rivarol parle comme Voltaire.

 

La contre-révolution commence avec l’intention de rétablir la tradition de la monarchie absolue, mais elle devient bientôt la représentation de la minorité politique en face de la majorité, et elle s’engage dans la compétition constitutionnelle. La contre-révolution oscille entre le refus pur et simple, et l’engagement, qui la porte fatalement sur le terrain de l’adversaire.
Troisième trait, une distinction devrait être faite entre contre-révolution et antirévolution. L’antirévolution désigne l’ensemble des forces qui résistent à la Révolution, tandis que la contre-révolution suppose une théorie de la Révolution. Dès lors, suivant la distinction entre l’antirévolution et la contre-révolution, ce sont moins les antimodernes qui nous intéressent (l’ensemble des forces qui s’opposent au moderne), que ceux qu’il conviendrait plutôt de nommer les contre-modernes, parce que leur réaction se fonde sur une pensée du moderne.

 

Mais le terme n’est pas heureux: les contre-modernes. C’est pourquoi nous continuerons à parler des antimodernes, tout en gardant à l’esprit cette précision: les antimodernes ne sont pas n’importe quels adversaires du moderne,
mais bien les penseurs du moderne, ses théoriciens.